99% des annonces emploi ciblent des « clones ». C’est un fléau national. C’est aussi symptomatique d’un manque cruel de maîtrise du métier d’acheteur, de la part des recruteurs. C’est enfin un jeu de dupe, dont les Directeurs achats sont à la fois les premières victimes et les principaux bourreaux.

A) Pourquoi sommes nous si consanguins dans le recrutement?

a) Les RH n’ont pas le temps de faire dans la dentelle

  • Dans un contexte de chômage structurel à 10% depuis les années 1980, la légende voudrait que nos RH n’aient qu’à « se baisser pour ramasser » les candidats. C’est particulièrement faux sur les profils cadres, où le chômage est presque frictionnel. C’est encore plus faux dans certaines régions en forte tension sur le marché du travail.  Recruter simultanément un directeur IT et un acheteur Capex exige une certaine agilité intellectuelle, que tout le monde ne possède pas. Pourtant, certains process de recrutement sont rallongés par des candidats qui refusent la proposition, ou par un contexte de frilosité (Covid).
  • En ces temps difficiles, nous devons tous faire plus avec moins. Chez votre RRH, le manque de moyens se traduit par un manque de temps et parfois de budget pour externaliser la recherche à des cabinets de recrutement
  • Angoissés par une charge de travail accrue par le manque d’effectif, leurs clients internes (les CPO) sont disposés à aller vers un cahier des charges qui colle au plus proche de l’idéal immédiat.

b) Evidemment, la greffe d’un candidat à iso-secteur, iso-perimètre et iso-fonction a infiniment plus de chances de prendre que l’inverse. Il y a 3 raisons pour que ce soit d’autant plus vrai dans la fonction achats.

i) Quand un acheteur dispose d’une expertise sur une commodité bien définie, il connait les fournisseurs, ses prix, ses limites (SWOT), et leur historique commun garantit une prolongation de la relation commerciale, voir interpersonnelle dans votre organisation . En cette période de forte tension sur les capacités de production, les matières premières et la supply chain, la relation qui lie un fournisseur et un acheteur n’a jamais été aussi prégnante. Recruter un acheteur expérimenté sur un panel fournisseurs très précis est ainsi un moyen efficace, peu consommateur en ressources, pour les Directeurs Achats de se sortir de situations opérationnelles insolubles au travers de sources clairement identifiées.

ii) Quand on a été élevé au grain d’un secteur (la cosmétique, la distribution, par exemple), on connait les codes comportementaux en interne (avec les collègues à la pause café) comme en externe (avec les fournisseurs), garantissant une meilleure intégration d’un coté, une meilleure fidélisation des fournisseurs de l’autre.

iii) Malgré l’existence de pactes de non agression tacites entre sociétés de tailles et de secteurs comparables, certains recrutement se font chez les concurrents. Mes clients parlent alors de « prise de guerre ». Comprenez… personne n’est irremplaçable, mais celui qui recrute s’enlève une épine du pied et la plante chez ses concurrents.

c) Notre paresse intellectuelle, cette pensée cartésienne, prudente, petit bras (qui nous caractérise, nous français), atteint son apogée lorsque nous voyons le profil du candidat au travers de ses diplômes avant le reste. Sur la fonction achats, je suis souvent surpris de voir comme les CPO recrutent des candidats étant passé par leur mastère achats (le MAI dispose sans le moindre doute du réseau le plus puissant, et s’il a le mérite de donner de très bons outils techniques aux acheteurs, je trouve que le DESMA et le GAI n’ont rien à lui envier sur la qualité académique des candidats reçus en entretien –  la quantité ne fait pas la qualité).

B) Recruter des acheteurs clones. En quoi est-ce si dangereux?

J’avais écrit en 2015 sur l’extinction de la dynastie des Habsbourg, avec Charles II. Par un mécanisme d’autorégulation, la nature éteint les races les plus consanguines, parfois non sans une certaine brutalité (« el Hechizado » a commencé à parler à 4 ans, il a marché à 8 ans).

Naturellement, favoriser la consanguinité dans vos recrutements d’acheteur ne vous rendra pas plus débile, mais elle risque de rendre vos équipes achats stériles. Mais il y a bien quatre bonnes raisons pour lesquelles vous, Directeurs Achats, devriez réclamer à vos RH de vous apporter du « sang frais » :

a) Toutes les entreprises ne sont pas égales quand il s’agit de maturité achats (1). Par nécessité, ou parce que leur histoire, leur taille, ou la nature de leur actionnariat le leur permet, certains secteurs sont plus matures que d’autres. L’automobile a  longtemps été présentée comme à la pointe en la matière. Les secteurs moins matures (l’aéronautique, le ferroviaire en priorité) se sont très largement servis chez les constructeurs et équipementiers automobiles, dès 2010, alors que germait l’idée de distiller dans la culture des équipes achats, des outils de pilotage, des processus achats plus robustes, et une relation plus agressive à l’égard de leurs partenaires externes. En somme, tous les DA veulent faire monter leurs équipes achats en compétence, obtenir des outils de gestion achats plus performants. Ils  n’obtiendront jamais de résultats aussi rapides qu’en intégrant des personnes issues de sociétés disposant d’une plus grande maturité de leur fonction achats. (2) Ironie de l’histoire… les raisons qui expliquent l’attractivité de certaines sociétés reconnues comme matures, Valeo en tête, sont les mêmes qui expliquent qu’elles soient les premières victimes d’une prédation accrue de la part de leurs poursuivants. Une forme d’auto-régulation du marché de l’emploi, en somme.

b) Plus vous ciblerez des candidats proches de votre secteur, plus vous serez obligés d’appuyer sur le pire levier qui soit pour débaucher un professionnel des achats, à savoir augmenter leur salaire. En 10 ans, j’ai presque constamment entendu les acheteurs parler de « voir autre chose ». Faites les venir pour faire comme avant. Ils viendront à reculons et vous le feront payer tous les mois sur la feuille de paie jusqu’à ce que quelqu’un ait l’audace / le panache de les débaucher enfin dans un autre secteur. Pris individuellement, on peut envisager de casser la tirelire pour chasser le candidat idéal. Pris dans un nuage de points, sur une politique des salaires, vous exposez vos partenaires RH à de lourdes conséquences sur les négociations salariales annuelles. Les acheteurs figurent en effet parmi les populations les plus enclins à (se) comparer et à demander plus (c’est un peu le principe fondamental de leur métier…), et il me semble pouvoir affirmer sans sombrer dans le cliché, que la majorité des acheteurs rencontrés durant toutes ces années, était extravertie.

c) Malgré l’essor des millenials dans le mix de vos équipes, et le détachement moyen à l’égard de l’employeur qui en découle, les acheteurs ont encore le droit de se projeter dans votre service achats à moyen terme. Vous avez le devoir, en tant que DA, de construire votre équipe pour demain, autant que pour maintenant. Quelle serait la crédibilité de ceux que vous avez identifiés pour prendre votre suite, si vous ne leur offrez pas l’opportunité de prendre en charge une commodité ou une mission (category management / achats projet) qu’ils ne connaissent pas? Finalement, chercher l’ultra-solution à un cahier des charges trop étriqué, dans des secteurs, sur des commodités, à des maturités achats, sur des missions et compétences sensiblement distinctes, a 4 mérites, lorsqu’on parle de gestion des carrières achats:

  • attirer les candidats extérieurs (« si c’est pour faire la même chose ailleurs, autant rester ici »)
  • favoriser la polycompétence : en cas d’absence, de départ, de Coronavirus…
  • inscrire chaque acheteur dans un schéma de carrière personnel plus stimulant sur un plan individuel (plus vos acheteurs sont compétents, plus ils peuvent prétendre à des carrières verticales)
  • sur un plan collectif, l’amélioration des compétences achats individuelles et l’accroissement des ambitions personnelles créent une émulation fertile (résultats, performance)

d) Pour dire les choses simplement, en élargissant le champ des possibles, vous donnez des solutions à vos RH. Pourquoi attendre des semaines avant d’autoriser votre responsable du recrutement à cibler des acheteurs en dehors de votre niche? Quoi de plus stimulant pour un RH, que de lui demander de vous trouver une solution? Sont elles incapables de faire autre chose que du clonage?

C) Comment sortir du recrutement consanguin dans les achats?

Il y a trois types de passerelles pour recruter un acheteur.

a) D’un secteur à un autre. Certains secteurs sont plus compatibles les uns aux autres. Il est par exemple plus facile de recruter un acheteur qui provient du BTP quand on travaille dans le domaine de l’énergie ou des extractions minières. Vous trouverez ici une Matrice de la compatibilité achats. Chaque note est la résultante de deux composantes: l’écart culturel (valorisé de 0 lorsque les deux secteurs sont incompatibles culturellement, à 3 lorsqu’ils sont identiques), et l’écart de maturité achats (plus le solde est élevé, plus celle qui recrute – en haut du tableau- y gagne). Cette réflexion ne préjuge en rien ni des qualités individuelles de chaque acheteur, ni de la maturité de chaque entreprise, indépendamment de son secteur . Mes détracteurs diront que cette matrice propose des raccourcis simplistes, mais cette matrice a le mérite de poser les bases d’un débat sur ce sujet qui me tient à cœur. Libre à vous de commenter, naturellement. Il faudrait en effet, intégrer la taille de l’entreprise dans le modèle, car la maturité achats est très souvent proportionnelle à la taille.

b) Les commodités achats. La reine des catégories achats « transversales » est l’IT. Indépendamment des freins culturels évoqués plus haut, il n’y a a priori aucun frein technique à intégrer dans la distribution, un acheteur IT issu du secteur de la cosmétique.  Juste derrière l’IT, se trouvent le FM et les Frais Généraux. Suivent les indirectes en général. Les commodités directes, souvent de niche, ont l’avantage pour les candidats de rendre leur expertise plus rare. La contrepartie étant qu’ils ont plus de mal à changer de  secteur lorsqu’ils se sont trop spécialisés sur une commodité directe. Il est difficile, par exemple, de recruter un acheteur de pièces de fonderie sur un poste d’acheteur produits de la mer, et inversement. Il est néanmoins possible de faire évoluer un acheteur mécanique d’un secteur à un autre. Le recours à des commodités achats proches va de paire avec la proximité technique entre deux secteurs (automobile, aéronautique), si bien que la compatibilité entre deux secteurs (évoquée au point a) est souvent consécutive à des similarités sur le savoir faire des fournisseurs lui-même.

c) La thématique des compétences peut s’avérer très puissante pour recruter un acheteur. La liste des compétences achats est longue. Qu’elles soient du domaine du :

    • Juridique : Accords-cadre, BFA/RFA, Contrat d’exclusivité, NDA, Plan de productivité (LTA), CGA, Transferts (propriété, risque, technologie), Contrat de prescription
    • Déploiement fonctionnel : Création d’outils, Lean Purchasing , lmplémentation SI achats, P2P & ERP, Marketing achats ,Meilleures pratiques, Optimisation du processus, REACH, RSE
    • Management d’équipe : Formation des acheteurs, Management d’une équipe achats, Management de managers achats, Recrutement…
    • de la Gestion opérationnelle : Achats famille, Achats projets, Achats site, Actions Monozukuri, Animation promotionnelle, Achats au forfait, Audit fournisseurs, Cash management, Définition du cahier des charges, Design To Cost, Rang 2 dirigé, Négo conditions de paiement, Négo Incoterms / logistique, Proposition d’économies techniques, Rédaction des spécifications techniques, Transferts industriels, Achats publics, Innovation & veille, RFX, TCO / Chiffrage
    • Pilotage stratégique : Co-développement, Réorientation monétaire du panel, Évaluation charge/capacitaire fnr, Management des risques, Rationalisation du panel, Sourcing, Analyse et scénarios de marché, Budget, Commodity management, Création d’une cellule achats, Développement de gamme de produits, Externalisation des achats, Formalisation d’une stratégie achats, Make or Buy, Mise en place de synergies Achats multisite, Mise en place de tableaux de bord, Préparation comité de décision achats, Rating, Reporting, SRM

… si le candidat dispose d’une expérience avérée sur des missions spécifiques que vous souhaitez lui confier, sa capacité à réussir en sera accrue.

Certaines barrières sont réputées infranchissables. La relation avec les fournisseurs, le mode de gestion, la culture, la maturité achats et la nature des relations avec les prescripteurs et les fournisseurs varient selon les secteurs. Seule votre habileté à franchir ces barrières fera que votre recrutement d’un acheteur sera un succès ou non.

(1) – inutile de présenter l’indémodable matrice de la maturité des achats de O. Bruel sur le sujet, que vous retrouverez ici en page 9.

(2) – une réflexion s’imposerait sur la difficulté de recruter lorsqu’on travaille dans un secteur réputé plus mature que les autres. En effet, toutes les entreprises n’ont pas vocation à faire « école achats ». Néanmoins, il y a toujours des contreparties à recruter dans des secteurs où les achats sont moins matures. D’abord, là où il y a maturité achats plus faible, il y a une relation de dépendance accrue à l’égard du fournisseur (technologie). Cette dépendance oblige les acheteurs à développer une relation plus subtile avec ses fournisseurs. Cette approche, nouvelle, peut créer une relation différente du bras de fer habituel avec les fournisseurs que vous pourriez confier à un acheteur provenant d’un secteur moins mature.